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03 septembre 2007




Je sentis ma bouche sécher. Brusquement je restai une seconde à l’admirer. Vous le mettrez sur ma note. Et puis il se leva, il disparut un temps. Il revint ensuite, un journal en forme de coquillage, pincé entre ses ongles blancs. J’avais les épaules tombantes. Je me redressais un petit peu, en m’ennuyant un petit peu. Je ne pourrai pas payer la bière.
— Vous n’êtes pas chanteur ? (il avait sûrement une belle réputation).
— Non.
J’en avais assez de tous ces salauds. Les narines du type frémirent délicatement en direction de mes habits, il consentit finalement à poursuivre la conversation :
— Non, je ne suis pas chanteur. Je suis chef de file d’un mouvement d’avant-garde très connu actuellement. Vous savez, le… Enfin je suis sûr que vous voyez.
— Non ? ajouta-t-il, inquiet.
Comme je ne réagissais pas, absorbée par ma chope de bière et un petit moucheron (à vrai dire j’étais gênée), il m’avouait en une petite expiration rauque et brûlante :
— Le mouvement… Le mouvement de la Grande Mort Partagée.
Et puis il posa sa grosse tête dans sa main, et en soufflant la fumée de sa cigarette, se mit directement en relation avec les extra-terrestres dans le ciel. Son œil sauvagement ému resta un petit temps fixé sur les nuages.
— Je peux vous prendre une cigarette ?
J’allais peut-être pouvoir lui en soutirer quatre voire cinq, peut-être même me faire offrir ma bière, peut-être même… à manger. Peut-être plus encore.
— Et vous qui êtes vous ? Que faites-vous ?
Il y avait des bouts de viande accrochés ça et là dans ses pupilles éteintes. Tout au fond de sa boucherie, les spectres de l’avidité, de la plainte récréative, de la photographie publiée en ligne, de l’illusion à distance, de l’art lyrique classique, du trophée de l’assassin, de l’idiot lettriste, de l’orgasme défectueux, de l’incapacité sensitive, se marraient bien. Je devais la jouer serrer.

— Moi je suis une procédure d’épave rapide. Je ne me situe ni tout à fait dans la fiction, ni tout à fait dans le documentaire, les événements me broient et me tordent la figure.
Sa tête piriforme et volumineuse devint nettement plus jaune et odorante. Il sembla bouleversé, ou peut-être gêné, je n’en sais rien.
— Mais, que faites-vous enfin ?
— Oh… (j’hésitais un petit temps). Là pour le moment j’ai des ennuis 88-81.
— Mais… Le "documentaire"… La "fiction"… Vous écrivez ? Quelque-chose comme ça ?
J’ai senti que ça lui ferait plaisir un truc de ce genre et j’avais besoin d’une autre cigarette alors je rebondissais :
— Je… Pas exactement… Je… fume des cigarettes, je bois des bières, je pense à des histoires d’accidents et d’autos, à du Bourbon et de la pure et simple flotte, j’ai le cerveau lucide d’une femme de chambre et le facteur temps me semble être un chemin bordé d’arbres mal fichus, bref je peins, je dessine, enfin je fais des trucs comme ça. Et j’en ai pour quelques minutes ; d’ici un instant un homme va venir me retrouver sur cette plage et m’enlever pour toujours.
— CETTE… PLAGE ??
Je me détestais. C’était un vrai gâchis. Il allait falloir maintenant le rassurer. Je serrais les cuisses, mon papier-cul commençait à être inondé, j’avais des relents de hamsters et de chats morts dans la gorge.
Il se reprend :
— Vous êtes sûr que vous ne me connaissez pas ? Le Mouvement de la Grande Mort Partagée c’est pourtant très connu… On ne parle que de ça en ce moment !
— Hé bien, heu… Votre virage me dit quelque-chose.
Son visage se perd quelques minutes dans les voitures. Puis soudain semble la proie d’une vive douleur et grimace :
— J’ai un ami qui doit m’appeler… (Il sort son portable de sa poche et examine l’écran) Oh ! (triste) Si vous saviez… J’ai un ami qui doit m’appeler… Un journaliste. Vous connaissez SomniArt ? ça fait des mois que cet article doit sortir sur moi. Et je n’y comprends rien. Des querelles internes… Politiques je crois… Enfin (il soupire et referme son téléphone d’un petit claquement sec) enfin il n’est toujours pas sorti quoi (soupir).
On reste silencieux devant les BMW qui passent.
— Excusez-moi mais…
— Oui ?
— C’est très gênant.
— Mais allez-y voyons ?
— Des amis devaient m’accueillir à Paris… Et heu, un enterrement… Et… Enfin je n’ai nulle part où aller. (Je contracte mes glandes lacrymales). Enfin je suis vraiment dans la merde. Je n’ai pas mangé depuis… depuis…
— Oh c’est cool ! c’est cool ! Tu veux que je te commande un croque-monsieur ? Ou un croque-madame ? Garçon, vous pouvez nous apporter un croque-monsieur s’il-vous-plaît ?

À vingt-deux ans, je m’installais dans le cagibis volontairement délabré de Roland Nuche, un presque-écrivain contemporain chef de file de la Grande Mort Partagée. Je n’avais rien voulu lui dire de moi parce que j’en avais marre de tous ces salauds et qu’il fallait faire attention. Mais des trucs et des rires s’étaient échappés de ma gorge, sous l’influence de la Carlsberg. J’avais pas pu m’empêcher de balancer la purée aussi Roland Nuche désoeuvré soufflant fort sa fumée en fixant les étoiles et replaçant sa longue frange exprès sur ses yeux pour ne rien voir et présenter au monde les difficultés de sa chevelure et le mystère poignant de ses sourcils, avait fini par se pencher sur moi, imperceptiblement tout d’abord en chuchotant tard le soir dans des bars, puis tout à fait en me fourrant le double de ses clés dans la main.

... invidé par estragon à 18:16




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