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12 avril 2007




Quand j’étais petite à six ans, E.T. me faisait la même impression. La salle de cinéma se situait en bas de l’avenue de Versailles, le quartier était plus pauvre, brouillé et bordélique, c’était les années 80. Un mélange de modernité et de pauvreté dans ce « bas » XVIème. Je logeais chez ma marraine, et pareil des meubles gris, vestiges des années soixante-dix, en bordel, brouillés, dans son minuscule appartement juste au-dessus du cinéma. Ils croyaient me faire plaisir en m’emmenant voir E.T., mais moi, dans mes yeux de six ans, je ne voyais en E.T. qu’un être monstrueux aux bras longs, j’étais très angoissée et finissais en crise de larmes, on m’extirpa de mon siège.

Alors je pensais à ça en revoyant M. vingt ans plus tard. Plus exactement/oui vingt ans plus tard. M. quand j’étais petite, c’était E.T., avec ses pensées démesurément longues qui couraient à l’infini et je finissais en crise de larmes. Pour en finir avec les phrases qui riment et les effets de style : M. était schizophrène, ce qui à huit ans est inabordable, tout comme E.T. ; bien qu’ils fussent inoffensifs.

En revoyant M. à 28 ans, et revivant les mêmes scènes, mon corps éprouvait une vive douleur et j’étais profondément meurtrie. Ça, ça n’avait pas changé, ou peut-être que c’était à cause de ce conditionnement antérieur, lorsque j’avais huit ans et que je prenais peur, lorsque j’étais emplie d’une pleine tristesse, insondable et incurable en écoutant M.. Quelque-chose qui ne m’avait jamais quittée. Depuis lors je ne savais plus bien qui j’étais ni un homme ni une femme, ni une plante, mais un détritus solide.

Il n’allait pas bien M.. Il avait trente huit ans. Et il en avait eu marre. D’abord la vie ne lui avait rien apporté, alors comme tous ceux qui survivent sous médicaments, extrêmement fatigués, il en avait eu marre, il avait diminué la dose progressivement, en douce. Dès l’introduction il m’avait parlé de sa théorie du cervelet. Si M. partait, décidait de se laisser dériver, c’en était foutu. Majeur, on ne pouvait pas grand-chose pour lui, à part le surveiller en bas de chez lui, matin et soir, pour vérifier qu’il était bien vivant.

Je ne voulais pas comme autrefois m’enfuir dans les pièces en courant, je ne voulais plus avoir peur, et je pensais probablement égoïstement à moi et mes peurs d’autrefois qu’il fallait vaincre, plus simplement je voulais aussi l’aider, mais M. était déjà parti, il mentait, pour échapper au complot national. Il me parla de Big Brother, j’étais plutôt étonnée de l’entendre citer une référence « banale » dans son délire, mais je crois que c’était juste pour faire joli, m’endormir avec des références compréhensibles et communes, ou peut-être pour appuyer sa thèse et que je le comprenne bien.

Cependant, en fait, pour M., le complot partait des actrices.

Tout était organisé entre les « Cendrillon » et les « Javotte ». Selon M. les femmes étaient divisées entre les Javotte, le plaisir de la chair, et les Cendrillon, le plaisir moral, l’amour. Javotte était la sœur de Cendrillon. Et tous les parents rêvaient d’avoir des Javotte. M. pour son malheur avait en temps normal de sérieuses aptitudes à penser, il était même doué, alors lorsque la maladie revenait, ses discours commençaient par des introductions deleuziennes, on se prenait au jeu, on se disait presque qu’il était guéri. La théorie de la Javotte et de la Cendrillon se terminait bientôt en d’insoutenables perditions parmi Big Brother. Et les actrices.

Je lui ai glissé comme ça non tu sais l’une des idées la plus pénible et la plus couramment reçue est que la schizophrénie est un dédoublement de la personnalité, idée reprise en chœur par nombre d’intellectuels, journalistes, probablement émoustillés par l’Anti-Œdipe, enfin je parle des intellos qui phantasment sur Gilles sans jamais le citer, et qui ont cette vague impression que schizophrénie est un terme en vogue, ou une façon d’être en vogue un peu comme on se sape chez Foucault. Non tu sais c’est pénible et moi ces gens-là j’ai envie de leur faire faire un stage en internement psychiatrique avec toi au milieu des courges et des navets gris qui se branlent sur leurs chaises la vie énucléée de leurs têtes et qui errent dans les couloirs en partance pour pas d’histoire et pas de neurotransmetteurs monsieur, non trop de dopamine, c’est un cancer de la dopamine que vous avez là, et j’aurais bien envie de leur faire ingurgiter des antipsychotiques pour qu’ils comprennent vaguement mieux la différence entre les concepts rhizomiques et la réalité et

Selon M., les actrices étaient les seules qui accédaient à la voie « éternelle », les seules qui étaient donc « immortelles », elles s’arrangeaient pour qu’aucune autre esclave de la société ne parvienne à ce degré d’immortalité. De ce fait tout était organisé, il y avait des surveillances un peu partout, mises en place. De ce fait M. ne pouvait parler qu’à sa famille de tout ceci, car le reste du monde le surveillait. Lorsque je lui demandais s’il en avait parlé à son psychiatre, il me répondait que le psychiatre faisait partie du complot, et qu’il se servait de ses paroles à lui, M., pour sauver ses propres enfants.

Nous passions deux heures avec sa mère, à rire, à crier, à le raisonner, parce que si dans un premier temps on a peur, si dans un deuxième temps on s’apitoie, il arrive un stade d’éducation à cette maladie, où l’on sait percevoir les brefs instants de lucidité, où l’on peut encore le crocheter à son bras, pour le ramener, certes brièvement, à la surface. J’eus un instant de faiblesse et je fixais le mur. M. nous considérait comme ses psychiatres, puisqu’il ne pouvait se confier à personne, en raison du complot. Alors quand je sortais de là, je marchais robotisé jusqu’à chez moi, je ne disais rien – tu es là ? – j’ouvrais la bouteille de merde à quatre euros je versais un plein verre et je n’avais qu’une idée c’était ne plus parler pendant deux heures, me taire, boire mon sale vin de merde et me taire, méditer sur ce qui m’avait toujours fait contempler avec rage les humains et leurs terreurs, leurs petites terreurs, leurs petits orgueils, leurs petites fiertés, non c’est faux, je ne voulais penser à rien, comme d’habitude depuis mes huit ans, alors je me servais ce verre, et je fixais le mur devant, et je m’en servais un autre, et je fixais le mur devant, et je m’en servais encore un autre, jusqu’à ce que j’arrive à m’absenter de cette douleur qui n’était pas la mienne, mais que j’avais prise sur mes épaules, très noire, distordue, entrechoquée, dents carriées, vieillesse, déceptions, fanges noires, liqueurs frelatées, os vérolés, des tas de charniers, abondants à mes pieds, des visions de petites véroles, et des tambours, et des tétraplégiques, des carences, de la colle forte, des disparitions, des placentas un soldat se tord les bras et viole une gamine en sang dont les boyaux sortent à grandes coulées j’ai toujours aimé le dictionnaire de la langue française.

... invidé par estragon à 22:05




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