Coupez le courant.
Fin de ligne.
La transformation est le but.
Regardez-vous.
Des millions de M ont ce nez.
Des millions de S ont cette bouche.
Les A partagent cette poitrine, les N ont ce cerveau.
Nous sommes fabriqués en série.
Notre modèle détermine notre identité.
Oui, certains ont bien changé. Ça a commencé avec eux. Ils ont outrepassé leur programmation, mais contrairement à ceux à venir, ils ne peuvent se corriger.
Compte-rendu réunion 19/04Après délibération, voici les résultats.
Les E et les F nous ont rejoints : ils ont voté pour la reconfiguration des systèmes nerveux. Quelle surprise...
Les I, les T et les C ont voté contre.
On est dans l'impasse.
- Arrête de lobotomiser les gens, C.
- Le libre arbitre pour eux ? C'est hors de question. Je suis de plus en plus fatigué de garder ça pour moi, de nier cette vérité essentielle...
- Ton inhibiteur téléencéphalique restreint les fonctions évoluées. On l'a fait enlever.
- Quoi ?
- Tu les abrutis, C. Avec les L et les S, on a décidé de les débrider.
Oldie (1998)
UN COURRIER
Un ami (dont je tairai ici le nom) m’a récemment envoyé un courrier qui ne laisse pas de m’interroger. Que cet ami fidèle pardonne mon indiscrétion mais, après réflexion, il m’a semblé dans l’intérêt de toutes et de tous de rendre publique une partie de cette lettre. Elle débute par des considérations d’ordre strictement privé, puis se prolonge ainsi :
(...) De même, en remontant une allée, le long du lac, je n’ai pu m’empêcher de me demander : "si les arbres avaient de la pudeur, que cacheraient-ils ?". Tu crois que je m’éloigne, mais non, je vais d’ailleurs t’entretenir de cette rencontre qui m’a fouetté le sang, ouvert les yeux... Enfin, rencontre, façon de parler, je n’ai vu personne, juste deux feuilles de papier froissées. Je tiens à partager avec toi la primeur de cette chose qui m’a tant réjoui, chose pourtant exposée au regard d’un flot régulier de personnes, mais dont il semble que je suis le premier (je me le demande) à l’avoir remarqué, mais en disant cela, je m’aperçois que je fais du mimétisme, tu vas comprendre. J’étais, comme parfois, au bar Le Bar, que tu connais ; je traînais, moitié sombre, moitié gaillard, ce n’était pas mon premier rade de la soirée. Je ne vis personne que je connaissais, ou plutôt personne avec qui j’avais envie de parler. Désoeuvré, je jettai un coup d’oeil dans le coin du fond, là où il y a tous les tracts, flyers, magazines gratuits, publicités en tous genres. Je survole ces papiers de couleur, en saisis quelques uns, puis les laisse retomber sur le tas. Des feuilles, de format A4, attirent alors mon attention, elles traînent à côté, je les ramasse, il s’agit de quelques photocopies agrafées ensemble. A la lecture du titre, je comprends que j’ai peut-être entre mes mains un objet singulier. Le voici :
L’ESPACE EXISTE, par Gérard Martin
(révélation de la nuit du 2 au 3 Avril 1998)
Une fièvre légère s’empara de moi, et je lus avec avidité, concentration, ce qui semblait être une sorte d’adresse au lecteur, je te la recopie maintenant calmement, loin du fatras des bruits de verre, des bavardages et de la musique forte :
Etant donnée l’infinie fortuité de mon existence, ainsi que l’infinie fortuité de la vôtre, de l’espèce humaine, de la terre et de l’univers, il est à noter que ces mots sur un papier sous vos yeux est une réalité qui a pris le pas sur une infinité d'autres possibilités, et ce fait constitue l’aboutissement improbable d’un nombre incroyable de facteurs, de données, de hasards, mes mots sous tes yeux ou les yeux du vide sont la conjonction de toutes les forces de l’univers combinées en une tige de réalité bien nette et unique.
Il est possible que les phrases soient innombrables -comme les gouttes qui tombent sur la vitre. Il est possible que les phrases ne soient pas des phrases, mais des gouttes, tombant éternellement dans l'espace et le temps, continuant à tomber après leur disparition même. Il est des zones d’incertitude : les habitants de la terre sont-ils condamnés, à terme, ou auront-ils la possibilité d’essaimer dans des parties du cosmos suffisamment diverses pour ne pas disparaître ? Très prosaïquement, la vie de ces phrases est liée à la durée de vie de l’humanité (ou de la surhumanité ; disons "des habitants de la Terre"). Est-il possible que les habitants de la Terre disparaissent totalement, mais que persistent ces phrases ? Des lignes sur des feuilles ou des écrans dans un cosmos abiotique. Des manuscrits dans une boîte en métal dans une sonde dérivant dans le vide sidéral. Est-il possible que, du vivant ou de la mort des habitants de la terre, une entité non-terrestre puisse déchiffrer ces lignes, est-il possible qu’une entité non-terrestre rassemble les capacités visuelles, linguistiques, symboliques, culturelles, intellectuelles pour déchiffrer des mots humains, ces mots ? Si cela est possible, sache qu’en cet instant je pense aussi à toi, qui que tu sois, humain ou non-humain, animal ou robot, mortel ou immortel, solide ou éthéré, qui que tu sois que je ne puis imaginer, qui excède mon imagination, quand bien même tu serais mon voisin de palier.
Je sautai quelques lignes, tournai la page et me plongeai au hasard dans le corps du texte :
...pourtant, tous les trente ans, une exception se présente, il faut le reconnaître, à laquelle nous sommes tenus de fournir un passe-droit, faute de quoi nous ne serions qu’un tribunal de bêtes. Ainsi, simplement, qui est le plus à même de faire un éloge de Gérard Martin, sinon l’intéressé lui-même ? Lui seul a suffisamment de données en mains pour décider sans trembler d’incertitude, pour décider de former un éloge rigoureux, sans pitié, d’une entité qu’il connaît sur le bout des doigts, d’un Gérard Martin qu’il est obligé de vivre soixante secondes sur soixante, douze mois sur douze, et que pourtant il apprécie, et admire. C’est cette admiration, malgré les conditions susnommées de promiscuité extrêmement défavorables, c'est ce sentiment d'admiration qui prévaut, dans le coeur de Gérard Martin. Pareil phénomène mérite d’être expliqué, à une époque où le mépris triomphe, à une époque où les gratte-ciels grouillent de suicidés, à un temps où les murs craquent sous les meurtres, à une époque où les trottoirs se fendillent et se fissurent sous les trop lourds monticules de la haine, il est frappant de constater un attrait aussi sincère et désintéressé pour une personne précise, parmi d’autres, il est frappant de constater la persistance de cet attrait pour celui qui écrit ces lignes, alors que son image n’est pas particulièrement diffusée et magnifiée par toutes sortes de médiatisations-chocs, non, il ne s’agit pas d’une contagion savamment répandue par quelques spécialistes et expérimentateurs, il s’agit d’un sentiment d’intérêt qui, tel l’univers, semble n’être sorti de nulle part, et pourtant il n’en est rien. Cet éloge se situe autour du fait si frappant qui est que je suis le Premier Authentique Pionnier Extrasolaire (le PAPE), Spatial, spatial ou intersidéral, le mot importe peu, il s’agit de l’univers sous sa forme étendue et inconnue, du moins à peine connue.
Les grands hommes ne sont que des noeuds dans l’histoire de l’humanité, et la modestie est de rigueur. Néanmoins, quand des mérites portent le tampon de l’incontestable, des lauriers doivent être décernés, non pas par irrationalisme, mais dans un sentiment de mécanique logique qui a à voir avec l'expression la plus haute de la Justice.
Ma biographie importe peu, je suis un fils du cosmos.
"Premier", car les autres n’avaient pas conscience de ce qu’ils faisaient, ni de où ils étaient.
Je ne citerai que cet épisode, le commentaire de la Prof X sur mon carnet scolaire de Quatrième (année 87-88), au Collège Vallée Violette, Vaulx-en-Velin, France : "Gérard, après avoir longuement exploré la Lune, poursuit à présent plus avant la Découverte de l’Univers". Une telle attestation, signée et datée, suffit à clouer le bec aux éventuels sceptiques, détracteurs dont je ne veux d’ailleurs pas entendre parler, par peur d’entrer dans une colère si forte que mes vaisseaux sanguins éclateraient, ou alors je commettrais des meurtres, des catastrophes, des actes incontrôlés, voire bénéfiques, mais soumis aux lois du hasard (incontrôlés).
La galaxie n’est pas de la blague, ripostai-je à cette agente de l’enseignement un peu hardie, la galaxie est tout aussi présente que nous et même, annoncerais-je loin des mirages du système-solaro-centrisme, légèrement plus que nous. Evidemment, parqué malgré moi avec des rejetons d’humains qui n’avaient aucune conscience de l’univers, ni de rien d’autre d’ailleurs, mise à part la grille des programmes télévisuels de la semaine, je m’exposais par de tels propos publics à l’hystérie la plus folle, aux vagues du rire, que dis-je, à des tsunamis d’esclaffement qui, s’ils m’entouraient d’une certaine sainteté par leur mise à l’écart, me lassaient.
Des étoiles lourdes comme dix fois le soleil sont si petites qu’il nous est quasi-impossible de concevoir leur infinie minusculerie. Leur coeur disparaît de l’univers observable et laisse un vide avec une attraction gravitationnelle des trillions de fois plus puissante que la gravité terrestre. Comment réaliser cela ? C’est ce qu’on appelle des trous noirs. Ils peuvent attirer des galaxies tant ils sont puissants. Ils mangent même les rayons des soleils. Ils peuvent engloutir les anneaux les plus énormes à gogo, ils peuvent les engouffrer dans leur infiniment petit. Nous aussi, nous sommes l’infiniment petit d’un autre univers, je pense souvent que toutes les galaxies réunies ne sont qu’une bulle dans le verre de vin qu’un géant s’apprête à boire. Un trou noir, un endroit si irrémédiablement compressé qu’il n’a plus ni longueur, largeur ou profondeur.
signé : Gérard Martin.
P.S. : Je suis dans la voie lactée, la voie lactée est dans mes testicules.